S’affirmer en empruntant la voie de la formation professionnelle
Un environnement familial protecteur et porteur de reconnaissance
A l’exception d’une jeune femme qui vit dans un logement indépendant, tous les jeunes résident encore chez leurs parents. Cette situation les satisfait en grande majorité. Et, même si, d’une manière générale, ils-elles considèrent avoir suffisamment d’indépendance dans le logement familial qui apparaît comme un environnement peu conflictuel, une moitié d’entre eux-elles aimerait se projeter dans un logement indépendant.
A l’évidence les jeunes ont parfaitement intégré le continuum qui implique que pour quitter le logement familial, il faut être en mesure d’avoir un emploi et être indépendant financièrement, et que, dans le contexte genevois actuel, avoir un emploi requiert une certification.

La quasi-totalité des jeunes a le sentiment de pouvoir compter sur et pour sa famille d’origine.

Ce sentiment de protection et de reconnaissance est indépendant du soutien financier que les familles sont susceptibles d’apporter, que nous avons mesuré par ailleurs et qui dépend de l’âge des jeunes et de leur autonomisation progressive au sein de la famille.
Dans ce type d’étude, il est difficile de mesurer la situation économique d’un répondant à l’aide d’indicateurs objectifs, plusieurs indices nous montrent que les jeunes du projet PP2 font partie de familles à revenus modestes qui sont le plus souvent au bénéfice de l’aide sociale. Il a été parfois difficile pour les jeunes de répondre aux questions fermées qui portaient sur les types d’aide financière dont ils-elles bénéficiaient. Bien souvent ces dernier-es confondaient aide sociale et allocations d’études, mais les échanges lors des entretiens nous ont permis de comprendre que la quasi-totalité des jeunes bénéficiaient d’une aide financière, soit directement par le biais d’une structure comme Point Jeunes, soit par le biais de leurs parents au bénéfice d’une aide sociale.
S’écarter des études pour emprunter la voie de la formation professionnelle, un dilemme pour les familles.
Les jeunes de PP2 évoluent dans le contexte genevois qui appelle un haut niveau de certification afin de maximiser leurs chances de trouver un emploi. Alors que leur niveau scolaire ne leur permettait pas d’emprunter la voie gymnasiale au sortir du CO, que la formation professionnelle duale n’offre plus dans le canton qu’une voie étroite, l’orientation à l’école de culture générale représentait l’opportunité de poursuivre des études susceptibles de conduire à terme à l’obtention d’un diplôme de niveau universitaire.
Leur situation d’échec dans cette voie « générale » met en lumière une sorte de tension qui prend corps au sein des familles. Hormis 3 jeunes qui souhaiteraient tenter à nouveau d’entrer en année de maturité spécialisée, les autres veulent assez clairement mettre un terme aux études pour trouver une formation professionnelle, faire de la pratique. Cette décision fait débat avec leurs parents qui les ont encouragés à poursuivre la voie des études. Cet état de fait montre bien que les familles ont parfaitement intégré le processus de massification scolaire et la nécessité d’obtenir le plus haut niveau de diplôme possible, et ce même au sein des familles de conditions modestes [1]Delay, C. (2014). Classes populaires et devenir scolaire enfantin: un rapport ambivalent? Le cas de la Suisse romande. Revue française de pédagogie, 188, 75-86.
Les parents de Giulia ont finalement accepté le fait qu’elle se tourne vers la voie de l’apprentissage. Mais son témoignage montre combien son père l’a encouragée à poursuivre des études coûte que coûte alors que dès la fin de la scolarité obligatoire elle aurait aimé se tourner vers la formation professionnelle.
Déjà à l’âge de 15 ans, je disais à mes parents que je voulais pas entrer dans une école secondaire, mais mes parents, enfin surtout mon père me disait : « Ecoute je préfère quand même, je préfère au moins que tu sois majeure pour trouver du travail ». Parce que mon père, il travaille dans un magasin électroménager, il est chef, donc il a des apprentis, des stagiaires et il sait à quel point c’est difficile de trouver étant encore mineur du travail. Donc moi j’ai suivi son conseil, j’ai fait, sachant que je n’aime pas l’école en soi, surtout passer 8 h par jour tous les jours, se battre contre le sommeil à écouter les profs sur certaines matières qui ne t’intéressent même pas…
Giulia
Sophie, de son côté, est la seule à avoir entrepris le collège au terme du CO avant de devoir se réorienter à l’ECG. Au moment de l’entretien, elle dit avoir beaucoup de mal à convaincre ses parents de sa décision d’entreprendre une formation professionnelle. Selon elle, ses parents éprouvent un grand désarroi face à son parcours non-linéaire, un parcours non-linéaire qui l’éloigne chaque fois un peu plus des attentes initiales portant sur l’obtention d’un titre universitaire.
Parce qu’en fait pour mes parents, c’était assez décevant déjà de n° 1 que je ne finisse pas le Collège. Alors ils m’ont dit, vu que t’as fait le Collège, fais un truc difficile à l’ECG. Difficile entre parenthèses, c’est-à-dire santé. Parce qu’ils voyaient plus de métiers comme… peut-être de faire après dentiste… C’était… Voilà, ils ne connaissaient pas trop l’ECG du coup, pour eux, c’était : « Fais au moins quelque chose de dur dans une école plus facile »
Sophie
Ainsi, pour Sophie ou encore pour Bastien, décider d’arrêter les études pour entrer en formation professionnelle prend la forme d’une affirmation d’indépendance à l’égard de la position de leurs parents.
Quand j’ai dû aller à l’ECG, j’y allais parce que mes parents voulaient que je sois comme ça. Tandis que toute la procédure pour arriver ici (à BAB-VIA pour trouver un apprentissage), c’est moi qui l’ai faite, comme parler à l’assistante sociale ou des choses comme ça. Et jusqu’à arriver ici. Oui totalement, j’ai le sentiment d’être “maître de ma décision”
Bastien
Mobiliser son capital social et comprendre les déterminismes du marché de l’emploi
Cette interruption de formation, l’arrêt des études entame le capital scolaire de ces jeunes et ils-elles le savent. Dès lors, leur discours met en avant la conscience de devoir mobiliser un capital social attendu dans le monde de l’emploi. Un capital social qui se décline en termes de motivation, de capacité à faire la différence par une attitude proactive.
Florence qui s’est engagée dans la recherche d’une formation professionnelle dans un domaine qui n’offre que peu de place d’apprentissage insiste sur cette motivation qui lui permet d’avancer contre vent et marée.
Ce qui m’a permis de faire ça ? : Ma motivation, je ne sais pas. Je me suis pas mal débrouillée toute seule, après mes parents m’ont soutenue dans mes choix même si… ils auraient préféré que je fasse, je ne sais pas, des études supérieures. Mais ils m’ont totalement soutenue. Donc ça ça fait assez plaisir. Et même là, quand je galère un petit peu, car ça fait quand même 2 ans, ils me soutiennent toujours. … Ils me soutiennent moralement plutôt. Faire des études, je pourrais recommencer si je veux, mais ils savent que je ne suis pas faite pour ça.
Florence
Chiara de son côté insiste sur le fait qu’elle va devoir mobiliser ses propres ressources pour parvenir à mener à bien ses projets professionnels.
Mes ressources, c’est que c’est moi ma ressource. Je sais quand même que je suis quelqu’un d’assez consciente de ce qui se passe autour de moi et j’arrive à mettre des mots et à faire des analyses en général sur mon propre travail et le travail des autres. Et après c’est une question de gérer.
Chiara
Bastien quant à lui exprime l’idée que la voie professionnelle ne signifie pas un renoncement à ses aspirations de mobilité sociale, et que par sa volonté, il parviendra à ne pas se retrouver en situation de devoir recourir à l’aide sociale, comme une partie de sa famille.
On peut acquérir plein de choses et qu’il faut vraiment le vouloir. Je sais aussi, je ne vais pas prendre l’exemple de mon cousin, mais lui, il ne fait rien, ça fait 3 ans qu’il fait rien, il est à l’Hospice Général, et moi j’ai pas envie d’être… parce que mes parents ils sont aidés les deux par l’Hospice, et j’ai pas envie de me sentir aidé. C’est comme si je me sentais inférieur, un peu, comme si je dépendais des gens et j’ai envie de me sentir indépendant.
Bastien
Mais si une partie des jeunes met en avant, ce discours volontaire, reposant sur des formes de responsabilités individuelles à l’égard de la conduite de leur parcours de formation, d’autres jeunes ou parfois les mêmes relèvent avec beaucoup d’acuité les déterminismes qui s’impriment sur le marché de l’emploi.
Ainsi Helena relève le nombre peu élevé de places d’apprentissage dans le domaine qu’elle a choisi.
Ce qui me freine… ben je sais pas trop. J’ai pas vraiment réfléchi à la question. Je sais aussi qu’il y a pas beaucoup de places [apprentissage assistante médicale] c’est compliqué de trouver. C’est vrai qu’il y a pas énormément de places dans ce domaine.
Helena
Djenah insiste sur la concurrence à l’œuvre sur le marché des stages dans le domaine de la santé
Les stages, car c’est difficile. Ils prennent, en santé en tous cas, ils prennent les élèves qui sont en HEdS. Pour nous c’est difficile de trouver des stages. C’est difficile de trouver des stages, car on n’est pas étudiants et ils favorisent les étudiants.
Djenah
Et enfin, Giulia jette un regard pour le moins désabusé sur les transformations d’un « bonheur » helvétique du plein emploi tel qu’il se déclinait jusqu’à l’aube des années 90.
En fait, ce que j’ai ressenti, je suis allée avec mon père parce que la troisième année, je pensais que j’allais passer, donc j’ai commencé à faire, à envoyer avec l’aide de mon père, les candidatures. Et j’ai envoyé partout ! Que ce soit dans le domaine de la bijouterie, que ce soit dans le domaine de l’horlogerie. Même dans les banques ! Parce que je ne sais pas, mais ici en Suisse, les banques voilà, les bijoux, c’est tout quoi. Et personne n’a accepté. Ils disaient : « Vous êtes une très bonne candidature, mais il y a d’autres… plus intéressants ». Même La Poste qui avait cette puissance jaune comme ils disaient dans les transports, j’ai envoyé, ils ne voulaient pas. Ma mère, elle a dit, si je peux utiliser ce terme : « C’est vraiment du foutage de gueule ! »
Giulia
Le discours des jeunes oscille entre une mise en avant de leur propre volonté et la conscience de l’existence de déterminismes sur lesquels ils-elles n’ont que peu de prise. Une mesure exploratoire nous a permis de situer les jeunes par rapport à l’estime qu’ils-elles ont d’eux-elles mêmes et par rapport à leur conception de ce qui est de nature à influencer leur vie.
Le tableau ci-dessous montre que certains jeunes ont à l’entrée une estime de soi assez élevée doublée du sentiment qu’ils-elles ont prise sur le cours de leur vie. Alors que d’autres ont une estime de soi plus faible et ont tendance à attribuer à des éléments externes la maîtrise de ce qu’il leur arrive. [2]L’estime de soi a été mesurée à l’aide d’une échelle de Rosenberg et le locus of control à l’aide des indicateurs développés par Latina, J., Rastoldo, F., Ferro Luzzi, G. & … Continue reading.

References
↑1 | Delay, C. (2014). Classes populaires et devenir scolaire enfantin: un rapport ambivalent? Le cas de la Suisse romande. Revue française de pédagogie, 188, 75-86 |
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↑2 | L’estime de soi a été mesurée à l’aide d’une échelle de Rosenberg et le locus of control à l’aide des indicateurs développés par Latina, J., Rastoldo, F., Ferro Luzzi, G. & Ramirez, J. (2016) Le rôle des compétences non cognitives dans les orientations en fin de secondaire I. Note d’information du SRED, no 70. |